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Nos conclusions seront les suivantes :
1. Si l’actuelle tendance à l’accroissement de la population mondiale, de l’industrialisation, de la pollution, de la production alimentaire et du tarissement des ressources se poursuit au même rythme, les limites de la croissance de cette planète seront atteintes au cours des cent prochaines années. Le résultat le plus probable sera une… chute brutale et incontrôlable de la démographie et de la capacité industrielle.
Meadows, Meadows, Randers et Behrens,
Les limites
de la Croissance,
Universe Books, 1972.
Les poings sur les hanches, Denny McCormick balaya d’un regard courroucé l’aire de stationnement des véhicules. Il n’y avait plus rien : pas un camion, pas une voiture.
— Merde ! gronda-t-il. Et moi qui croyais que ces salopards commençaient à m’avoir à la bonne !
Sanglant, le soleil basculait à l’horizon, transformant le ciel en cuivre fondu. Oui, il fait presque assez chaud pour faire fondre du cuivre ! se dit-il en essuyant son visage en sueur. Il ne craignait pas la chaleur, d’habitude, mais il était furieux que l’équipe ait fichu le camp sans rien lui laisser, pas même un électrocyclo pour rentrer à l’hôtel. Il allait lui falloir regagner Bagdad sous cette chaleur à crever !
Quand même, le shamal brûlant – un vrai gueulard de haut fourneau – avait cessé de souffler sur le chantier. L’air sec était torpide.
— Ce gredin d’Abdul aura de mes nouvelles ! grommela McCormick. Je vais le foutre à la porte. Ça lui apprendra !
En réalité, il était déçu parce qu’il était persuadé que les travailleurs arabes avaient fini par l’accepter. Depuis quelques semaines, ses rapports avec eux avaient pris un tour amical. Peut-être qu’ils n’y ont pas pensé, tout bêtement. Après tout, la gestion du parc automobile, ce n’est pas leur affaire.
À nouveau, il contempla le chantier. Le palais commençait à prendre forme. Même les lavandières qui allaient chaque jour au fleuve faire leur lessive et jacasser se rendaient compte qu’une merveille était en train de naître. Elles restaient des heures entières à béer. Le haut mur incurvé longeant la berge était déjà terminé. Les tours, à l’autre bout du chantier, le seraient avant huit jours.
Avec un soupir où la satisfaction se mêlait à l’irritation à l’idée de la partie de jogging qui l’attendait, Denny s’épongea le front et se mit en marche en direction du pont qui enjambait le Tigre. Des filets de transpiration s’infiltraient dans sa barbe rousse, glissaient le long de son cou, lui coulaient sur la poitrine. Mais le soleil ne tarderait pas à se coucher et ce serait, enfin, la fraîcheur du soir.
Tout en traversant le site poussiéreux, plat comme la main, il tapota les touches de son communicateur de poignet et examina, en plissant les yeux, les chiffres qui s’inscrivaient sur le minuscule voyant. Tout collait parfaitement. Il y avait un léger dépassement de devis, mais, compte tenu de la façon dont l’opération avait démarré, ça se passait admirablement bien.
Les ouvriers irakiens avaient difficilement admis de devoir obéir à un étranger. (Pas seulement un étranger, inch’allah ! Un infidèle, un chrétien… un Irlandais !) Et puis, peu à peu et non sans réticence, ils avaient fini par le respecter. Progressivement, les quolibets et les murmures derrière son dos s’étaient raréfiés. Apparemment, ils ne comprenaient pas comment un homme de descendance irlandaise pouvait être canadien. Pour eux, il était l’Ah-reesh. Mais, maintenant, ils l’appelaient l’architecte du calife.
— S’ils t’aiment tellement, pourquoi ne t’ont-ils pas laissé une bagnole pour rentrer ? demanda Denny aux toits et aux tours qui se pressaient de l’autre côté du fleuve, ensanglantés par le couchant.
Quand ils avaient vu leur travail devenir une réalité concrète et belle, ils avaient réagi avec leur fierté et leur enthousiasme d’Arabes.
— Reconstruire le palais d’Haroun al-Rachid ? Mais personne ne sait à quoi il ressemblait.
— Ne vous en faites pas pour ça, mon garçon, avait répondu son patron. Les têtes d’œufs de l’archéologie seront là pour vous guider et vous ne manquerez pas d’« experts » locaux qui ne demanderont pas mieux que de vous donner des conseils.
— Voyons, Russ, c’est de la folie !
— Non, c’est de la politique. Le Gouvernement mondial tient absolument à faire quelque chose pour l’Arabie hachémite afin qu’elle ne soit pas jalouse de l’Arabie saoudienne. Autrement, le désert prendrait feu et flamme. Bagdad a besoin d’un bon lifting. Il lui faut redorer son blason.
— Alors, laissez-moi lui fabriquer un complexe industriel comme celui qu’on a monté à Dacca.
— Non, pas cette fois. Vous allez reconstruire le palais d’Haroun al-Rachid, le calife des Mille et une Nuits. D’après les pronostics des ordinateurs, c’est ça dont ils ont besoin pour relancer leur économie.
— Vous voulez donc transformer Bagdad en un super Luna-Park comme vous l’avez déjà fait à Elseneur ?
— Ne soyez pas aussi méprisant, mon petit Denny. Ça fait beaucoup mieux marcher le tourisme et le commerce que des complexes industriels que les autochtones ne sont pas capables d’administrer. Faites-moi quelque chose de bien et vous aurez votre part du prochain fromage.
— Et qu’est-ce que ce sera ?
— Babylone. Avec les jardins suspendus et tout le toutim. Nous allons reconstruire entièrement la cité antique, tout comme les Grecs ont reconstruit leur Acropole.
Du coup, comme Russ s’y était attendu, Denny avait eu l’eau à la bouche. Il avait été profondément déçu que le gouvernement grec n’ait pas autorisé des étrangers à travailler sur le projet du nouvel Acropole bien que ce programme fût financé par le Gouvernement mondial.
— Babylone, avait répété Russ. Ces derniers temps, les Irakiens sont devenus très jaloux de leur vieille culture. Ils veulent faire revivre leurs gloires passées. Si vous vous en tirez bien avec le palais du calife, ils vous supplieront de prendre la direction du programme babylonien.
Les chiffres qui scintillaient sur le communicateur étaient automatiquement transmis par satellite relais au quartier général du Gouvernement mondial, à Messine. Nous aurons terminé vers la fin de l’année. Ensuite on passera à Babylone et, après, ce sera le truc le plus terrible de tous : Troie.
Le soleil baignait de sa lueur rouge les murailles fraîchement sorties de terre du palais que Denny construisait. Il leva le bras et suivit des yeux l’ombre étirée de ses doigts qui frôlaient presque la base du rempart, puis il se tourna vers le pont sous lequel roulait majestueusement le Tigre. La vieille cité de Bagdad s’étalait sur la rive opposée. La voix des muezzins, amplifiée par les haut-parleurs aux sonorités grêles, vibrait dans l’air étouffant et lourd :
— Venez à la prière, venez à la prière… venez à la maison de la prière. Allah est grand. Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah…
Les tours à gradins de l’International Hôtel se dressaient au-dessus des toits et des dômes aux tuiles polychromes de la vieille ville. Une douche, du linge frais et – surtout ! – deux bouteilles de bière glacée y attendaient Denny.
Le chemin le plus court passait par le souk, ce merveilleux bazar bruyant, odorant, encombré, qui était déjà le centre de la vie de Bagdad longtemps avant la naissance d’Haroun al-Rachid lui-même. C’était un endroit peu recommandé pour les étrangers. Il était facile de s’y perdre et plus facile encore d’y perdre son portefeuille mais Denny l’avait traversé bien des fois et tout le monde savait qu’il n’avait jamais plus de quelques fils sur lui.
N’empêche que des hommes avaient été tués pour une poignée de fils. Ou moins encore.
Il faisait plus frais sous les hautes arcades du souk. Même là où les tailleurs de pierre et les souffleurs de verre ne plantaient pas leurs auvents en pleine rue, de vieilles bâches tendues modéraient les ardeurs du soleil. Mais les ruelles puaient l’urine et le crottin.
La foule paraissait moins nombreuse que d’ordinaire. Et moins bruyante.
C’est l’heure de la prière, songea Denny. Et la plupart des gens rentrent chez eux pour souper.
Toutes les échoppes étaient ouvertes comme à l’accoutumée. Elles l’étaient toujours. Les boutiquiers mangeaient sur place ou s’absentaient un bref instant pour monter à l’étage où leurs invisibles épouses avaient préparé le repas. Denny suivit la ruelle étroite et sinueuse des chaudronniers, réglant machinalement son pas sur le rythme assourdissant et éternel des marteaux frappant l’enclume. Chaque artisan étalait ses chefs-d’œuvre à la vue des passants. Les ghoum-ghoums, ces énormes cafetières de cuivre d’une contenance d’une dizaine de litres, étaient omniprésentes.
Les mendiants étaient à leur place habituelle, dans tous les coins, le long de tous les murs, jeunes et vieux, accroupis dans la poussière. Psalmodiant d’une voix nasillarde, ils demandaient l’aumône au nom d’Allah. On aurait dit un mauvais enregistrement.
Denny nota qu’il n’y avait pour ainsi dire pas de cadavres. C’était un jour faste. Et pas la moindre bande d’enfants. D’ordinaire, ils fondaient comme des essaims de mouches sur les étrangers, partant du principe que tout étranger était cousu d’or. Ils quémandaient des cigarettes, quelques piécettes, se proposaient indifféremment comme guides, gardes du corps, entremetteurs ou putains. Mais, aujourd’hui, les gosses brillaient par leur absence.
Denny en éprouvait un vague malaise. C’était comme s’il manquait un longeron à un pont à arches multiples, c’était une anomalie que l’on ne remarquait pas consciemment d’emblée mais qui vous donnait l’impression de quelque chose qui ne tourne pas rond.
Au coin de la rue des marchands de fruits, une gitane dansait. Il y avait là l’éternelle buvette, l’une des préférées de Denny, qui prit une chaise branlante et s’assit à l’une des tables de la terrasse.
La fille était jeune, pas plus de quinze ans, et si elle avait un corps de femme faite, il était parfaitement dissimulé sous les plis ondoyants de sa dichdacha. Mais elle n’était pas voilée et son visage animé, à mi-chemin de l’enfance et de la maturité, était ravissant. Pieds nus dans la poussière, elle oscillait et virevoltait au son aigre de la flûte dans laquelle soufflait un garçon, encore plus jeune, assis en tailleur, le dos appuyé au mur de la buvette. Au milieu de la rue, une demi-douzaine d’hommes regardaient. Il n’y avait personne à la terrasse en dehors de Denny.
— L’architecte du Calife ! s’exclama l’homme à la barbe en bataille qui était le patron. Qu’est-ce que je peux vous proposer aujourd’hui ?
Quelques mois auparavant, il avait décidé d’employer l’International English pour parler avec Denny dont l’arabe mettait à mal les tympans raffinés.
— De la bière, répondit McCormick sans se faire d’illusion.
L’autre entra immédiatement dans le jeu.
— Hélas ! Allah dans Sa sagesse a interdit aux hommes civilisés de s’enivrer.
Denny, les yeux fixés sur la danseuse, sourit.
— Mais c’est que je ne suis pas un homme civilisé. Je suis un barbare venu d’un ténébreux pays septentrional où le froid oblige les hommes à boire des boissons alcoolisées.
— Alors, c’est une bien triste vie que la vôtre !
— J’ai quelques raisons de me plaindre. Mais, dis-moi, n’est-il pas vrai que le Coran interdit aux adeptes de l’Islam de boire du fruit de la vigne ?
— C’est la vérité.
Le vieillard observait la danseuse, lui aussi, mais aucune émotion ne se lisait sur son visage ridé.
— Mais la bière, mon ami, n’est pas fabriquée avec du raisin. Aussi, pourquoi un barbare, voire un homme civilisé, ne pourrait-il pas s’en abreuver à sa guise ?
Le patron toisa Denny et sourit, révélant des dents jaunies par le thé et pourries par les sucreries.
— Je vais voir ce que je peux faire, dit-il en rentrant dans son antre.
Denny, qui savait d’avance que tout cela finirait par un verre de thé sucré, le suivit des yeux. Il remarqua que plusieurs hommes étaient aux aguets à l’intérieur, massés derrière les fenêtres que masquaient de lourds rideaux, et il eut l’impression que ce n’était pas la fille qu’ils regardaient mais lui.
Le musicien continuait à tirer de sa flûte des soupirs plaintifs et la petite continuait de danser. La sueur perlait à ses joues mais personne ne lui lançait la moindre piécette, personne parmi les spectateurs ne souriait.
Le propriétaire réapparut avec, sur un plateau de cuivre, une bouteille de bière déjà ouverte et un de ces verres allongés utilisés pour boire le thé.
— Allah a jugé bon de vous prodiguer de la bière, dit-il en posant le tout sur la table.
Denny était trop surpris pour lui demander d’où venait cette canette. C’était la première fois qu’il voyait de la bière dans le souk.
— Grâce soit rendue à Allah, se contenta-t-il de dire. Et à toi aussi.
Le vieil homme s’inclina imperceptiblement et battit à nouveau en retraite. Denny remplit son verre et goûta. C’était de la bière importée d’Europe orientale. Pas fraîche. Mais c’est de la bière ! s’émerveilla-t-il.
Après une dernière virevolte, la petite danseuse tomba à genoux dans l’attitude traditionnelle de la mendicité. Les Arabes qui avaient assisté à sa prestation s’éloignèrent sans lui prêter davantage attention. Elle lança un regard triste au musicien – son jeune frère, probablement, songea Denny – et se releva lentement en repoussant une mèche que la sueur collait à son front.
— Viens ici, lui cria l’architecte.
Elle se tourna vers lui avec hésitation et Denny lui fit signe.
— Viens t’asseoir.
Il tapota la chaise voisine au cas où elle ne comprendrait pas l’anglais. Elle s’approcha et s’arrêta, plantée de l’autre côté de la table, l’air méfiant, presque effrayée.
— Est-ce que tu parles anglais ? lui demanda McCormick en souriant pour la mettre en confiance.
— Oui.
Une voix d’enfant, haut perchée et incertaine. Elle aurait été jolie si elle avait été propre – d’immenses yeux noirs, des cils qui n’en finissaient pas, des lèvres charnues et sensuelles, mais la poussière des rues incrustait son visage.
— Assieds-toi, répéta-t-il. Tu t’es rudement fatiguée. Veux-tu prendre un verre de thé ?
Elle s’assit sur la chaise qu’il lui indiquait, si près que McCormick fut assailli par l’odeur aigre de son corps. Le petit frère resta accroupi à l’écart.
Le vieillard fit une nouvelle apparition et Denny lui demanda du thé pour la fillette.
— Et auriez-vous encore de la bière, par hasard ?
— Je vais voir.
— Oh ! Apportez donc aussi quelque chose à manger pour notre jeune danseuse pendant que vous y serez – une pâtisserie par exemple.
La gitane ne souriait pas, elle ne réagissait pas mais son regard ne cessait d’aller de Denny à son frère.
— Comment t’appelles-tu ?
— Médina.
— Et lui, c’est ton frère ? Il te ressemble un peu.
— Oui, c’est mon frère.
— J’aimerais te donner un petit quelque chose pour ta danse.
Il fouilla ses poches.
— Non. (Les yeux de la danseuse s’écarquillèrent.) S’il vous plaît…
Denny finit par extirper un billet chiffonné qu’il posa sur la table.
— Non ! s’exclama-t-elle à nouveau, manifestement terrifiée. Je ne peux pas accepter. À cause du mauvais sort.
— Mais pourquoi dansais-tu ? Ce n’était pas pour qu’on te donne de l’argent ?
— Si.
— Eh bien, prends.
— Le mauvais sort ! murmura-t-elle sur un ton farouche – comme si elle cherchait à se convaincre elle-même plus que qui que ce soit d’autre, se dit Denny.
Sa main fine aux ongles cassés et noircis glissait vers le billet froissé comme animée d’une volonté propre.
— Pourquoi parles-tu de mauvais sort ?
— La mort… la mort est sur vous.
Denny sentit ses sourcils se hausser presque au ras de ses cheveux.
— La mort ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Elle s’arracha à la contemplation de la coupure et vrilla son regard à celui de McCormick qui songea qu’avec des yeux pareils, elle devait briser bien des cœurs.
— On entend dire des choses dans le souk.
— Par exemple ?
— Il y aura un chrétien, un homme grand avec une barbe rousse, un étranger venu pour construire le palais du calife…
— C’est moi, fit-il en hochant la tête.
Elle jeta un coup d’œil affolé autour d’elle – sur la rue maintenant déserte, sur son frère, sur la fenêtre obscure du café.
— Il ne sortira pas du souk vivant, acheva-t-elle.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est la rumeur qui a couru aujourd’hui. Le grand chrétien à la barbe rouge ne quittera pas le souk vivant.
Denny fit mine de rire mais sa gorge était singulièrement sèche.
— C’est ridicule.
Il s’empara de la bouteille de bière. Elle était vide.
— C’est la vérité, riposta l’adolescente.
— Mais qui voudrait me tuer ? Et pourquoi ?
Elle ne répondit pas. Pris d’un brusque mouvement d’impatience, Denny cogna sur la table avec la bouteille et cria :
— Patron ! Ça vient, oui ou non ?
Le tenancier sortit de l’établissement, les mains vides. Cette fois, il ne souriait plus. Il dit quelque chose en arabe à la danseuse. Denny comprit les deux premiers mots : « Va-t’en ! » et une référence à Ah-reesh. La fillette fila sans demander son reste, suivie de son petit frère.
— Monsieur, prenez garde à ne pas vous laisser exploiter par ces gens-là. Ils vous enjôlent avec des contes à dormir debout et ils vous prennent tout votre argent.
Denny se leva, pêcha au fond de sa poche les derniers fils qui lui restaient et les jeta sur la table.
— C’est tout ce que j’ai. Elle ne m’aurait pas pris grand-chose.
Le vieil homme regarda longuement les billets, puis il dévisagea Denny. Sous la blanche broussaille de ses sourcils, ses yeux bordés de rouge étaient tristes.
— Vous feriez peut-être mieux de repartir par le même chemin que vous avez pris pour venir et de ne pas vous promener dans le souk ce soir. L’heure est maléfique, pleine de présages funestes.
Lui aussi, il est au courant.
— Vous avez peut-être raison.
— Votre argent, lui rappela le patron comme Denny faisait mine de s’en aller.
— Gardez tout. Ce sera pour la bière… et pour votre conseil.
Il s’éloigna d’un pas vif dans la ruelle des chaudronniers. À un moment donné, il se retourna – juste à temps pour voir trois solides gaillards en dishdasha noire et turban à damiers jaillir du café en bousculant le vieillard planté sur le pas de sa porte et lui emboîter la pas.
Les marteaux des chaudronniers s’étaient tus. Le soleil était couché et, malgré les quelques lampes qui brillaient, la venelle sinueuse était obscure et inquiétante.
Est-ce que c’est vrai ou est-ce que je me laisse impressionner par les légendes du cru ? s’interrogea Denny. Une petite traîne-semelles de gitane me fait son numéro et voilà que, maintenant, j’ai les mains qui tremblent.
Mais quand il regarda derrière son épaule, les trois hommes étaient toujours là.
Pourquoi moi ? Qu’est-ce qui se passe, bon Dieu de bon Dieu ?
Tout en marchant, il forma le numéro de son bureau sur son communicateur. La réponse de l’ordinateur s’inscrivit en lettres rouges et lumineuses sur le minuscule voyant : VEUILLEZ INDIQUER VOTRE NOM, L’HEURE ET LE NUMÉRO OÙ ON POURRA VOUS JOINDRE. NOUS VOUS RAPPELLERONS DANS LA MATINÉE.
Tandis que le message s’effaçait pour se réimprimer, mais en caractères arabes, cette fois, Denny lâcha un juron. Alerter la police ? Allons donc ! pour qu’elle s’aventure dans le souk, il fallait qu’il y ait déjà au moins un cadavre sanglant gisant dans la poussière.
Hâtant le pas, il composa le numéro de son chef de chantier. Pas de réponse. Il essaya alors le bureau des antiquités, maître d’œuvre du palais qu’il construisait. À nouveau, ce fut un répondeur automatique qui se manifesta.
Les hommes qui le suivaient avaient, eux aussi, accéléré l’allure. Ils se rapprochaient et Denny se rendit compte qu’en revenant vers le chantier, il leur facilitait la tâche. Là-bas, il n’y aurait personne. Ils pourraient le tuer sur le pont ou sur le site même, l’enterrer sous les murs qu’il était en train d’édifier et on ne retrouverait jamais son corps.
Couvert de sueur, il se mit à courir et composa le numéro d’appel de l’antenne locale du Gouvernement mondial. Trois lettres rouges apparurent sur l’écran : oui ?
Il rapprocha le bracelet électronique de ses lèvres et dit d’une voix haletante dans le micro miniaturisé :
— Passez-moi la Sécurité. C’est urgent !
— Sécurité écoute, fit instantanément une voix masculine au timbre grave.
C’est au moins un être humain !
— Ici Denny McCormick du…
Il fit brutalement halte et manqua de déraper dans une flaque de boue à la vue d’un second groupe de trois hommes qui lui bloquaient le chemin.
— Oui, monsieur McCormick. Que pouvons-nous faire pour votre service ? demanda la voix ténue.
Rien, comprit Denny.
Avisant à sa gauche un vieil escalier de pierre qui grimpait à l’assaut d’une façade, il se rua vers lui. Les trois individus s’élancèrent ventre à terre à sa poursuite en beuglant.
Dès qu’il eut atteint la terrasse, il se mit à courir mais, trente mètres plus loin, le toit s’achevait abruptement sur un mur aveugle servant de soutènement à l’une des arches qui enjambaient la rue. Quand il se retourna, il vit les six hommes qui fonçaient droit sur lui. Alors, sans réfléchir davantage, il sauta. Une chute de deux étages ! Mais la boue qui recouvrait le sol amortit le choc et Denny, après un roulé-boulé magistral, se releva et reprit sa course. Cette fois, au lieu de prendre la direction du chantier, il s’enfonça à l’intérieur du souk. Est-ce que le vieux m’a tendu un piège ? se demanda-t-il avec fureur tout en détalant.
Il ne tarda pas à se perdre dans le dédale des ruelles obscures. Mais, et c’était déjà ça, il avait semé ses poursuivants.
Si seulement je réussissais à retrouver la rue des Chaudronniers… ou même les échoppes des marchands de tapis…
Mais, dans les sombres venelles, toutes les boutiques étaient closes. Pas âme qui vive. C’était la première fois que Denny voyait le souk totalement fermé. On aurait dit que le quartier avait été entièrement évacué. Mais il savait que ses habitants étaient dans les maisons, qu’ils étaient aux aguets, toutes portes verrouillées, qu’ils attendaient le dénouement, l’instant où sa vie serait soufflée comme une chandelle. Et aucun ne lèverait le petit doigt pour porter secours à l’étranger, à l’homme marqué pour la mort.
Il aurait voulu leur cracher sa fureur, mais c’était en silence qu’il s’enfonçait à grands pas dans les ruelles désertées.
Soudain, il distingua deux jambes en haut d’un mur. Instinctivement, il se jeta dans une rue latérale et, se faisant aussi petit que possible, se coula dans l’encoignure de la première porte sur laquelle il tomba. Son cœur cognait dans sa poitrine.
Il vit passer devant lui les assassins armés de couteaux aux longues lames effilées.
Alors, il émergea de sa cachette et rejoignit la rue qu’il avait quittée. Quand il leva la tête, il aperçut un turban à damiers sur une terrasse. Qui disparut mais pas assez vite pour lui échapper.
Dieu du ciel ! Il y en a partout !
En approchant de la rue suivante, il hésita. Un coup d’œil en arrière : personne. Il se plaqua contre la surface rugueuse du mur pour inspecter précautionneusement la ruelle qui coupait la venelle. Les deux Arabes qu’il avait mystifiés quelques instants plus tôt se rabattaient sur lui. L’un d’eux examinait les porches, l’autre avançait à grands pas… droit sur Denny. Il avait une petite radio collée à l’oreille.
Le fugitif aspira un grand coup, serra les poings et attendit. Cela ne ressemblera en rien à une bagarre de chantier. Ils veulent ta peau.
Quand le premier des deux Arabes arriva à l’intersection, Denny bondit et lui expédia un coup de pied dans le bas-ventre. L’autre poussa un cri et se plia en deux. L’architecte en profita pour l’assommer d’un jab sur la nuque avant qu’il eût touché terre et il s’empara du couteau. Le complice chargea alors en braillant. Denny l’attendit de pied ferme. Il fit même un pas dans sa direction. L’Arabe s’immobilisa à quelques mètres de lui, l’arme prête.
Oui, tu peux te payer le luxe d’attendre que tes copains s’amènent pour t’aider à étriper la volaille, hein ?
Avec un rugissement de rage qui le surprit lui-même, il se jeta sur l’aspirant tueur désorienté qui tenta de battre en retraite mais, plongeant comme un demi de mêlée, Denny lui fit une clé aux jambes qui le déséquilibra, pivota sur lui-même et enfonça son poignard dans l’épaule de son adversaire qui exhala un cri de douleur et lâcha son arme. Maintenant, la lame était à quelques centimètres de la gorge de l’Arabe aux yeux écarquillés par la souffrance et la terreur.
Denny lui cracha en pleine face, le désarma et prit ses jambes à son cou. Dommage que je ne connaisse pas assez bien le gaélique pour l’injurier comme il faut !
Il tourna au coin de la rue sans rien voir et continua de courir jusqu’au moment où il eut l’impression que sa poitrine allait éclater. Alors, il s’arrêta, se plia en deux, un couteau dans chaque main, et, haletant péniblement, il s’efforça de reprendre son souffle.
Il leva la tête. Au-delà des arceaux de la ruelle, il distinguait, à sa droite, la lune presque à son plein qui dérivait, sereine, dans le ciel ténébreux. Arrête de ricaner en me regardant, lança-t-il à l’adresse de l’Homme dans la Lune. Juste à la verticale, une étoile luisait sans clignoter : Île Un qui montait à son zénith.
Peut-être que je pourrais maintenant lancer un appel…
Mais quand il se retourna, il comprit qu’il était trop tard. Debout sur un toit voisin, un homme parlait dans sa radio portative. Denny était acculé dans une sorte de cour ceinturée par de hauts murs et l’alignement des échoppes hermétiquement closes. Trois rues s’ouvraient devant lui et dans chacune d’elles un groupe d’assassins avançaient lentement, convergeant sur lui.
Trois… cinq… huit en tout. Neuf avec l’autre qui est sur le toit. Neuf contre un. Je suis mal parti. Je dois être fichtrement important pour que l’on ait mobilisé toute cette armée ! Mais pourquoi ? Pourquoi moi ?
Une partie de lui-même s’étonnait : il n’éprouvait ni peur, ni affolement, ni même de colère à l’idée que quelqu’un prenait tant de peine pour le faire passer de vie à trépas. Il tremblait mais c’était d’excitation – une excitation presque joyeuse. Bon Dieu ! pensa-t-il. Faut-il que nous soyons encore restés des guerriers païens derrière notre vernis de courtoisie et d’aimable verbiage !
Et, lançant à pleins poumons un inintelligible cri de guerre, il chargea dans la rue du milieu où il n’y avait que deux hommes.
Ils firent front. Quand il fut à bonne distance, il se jeta, le poignard droit levé, sur l’un des Arabes, l’obligeant à esquiver, et doubla d’un coup du poignard qu’il tenait de la main gauche. Un cri de douleur fusa et il se rendit compte que c’était de sa propre gorge qu’il sortait. Fulgurante, une souffrance brûlante le déchira. Ses jambes ployèrent sous lui et il s’écroula. Vision de dents scintillantes, de longues lames perfides qui dansaient au-dessus de lui…
Une lueur éblouissante l’aveugla soudain et les poignards, les visages, tout s’évanouit d’un seul coup.
Son poing crispé sur la plaie qui lui entaillait le flanc, Denny, perdant son sang en abondance, se mit à plat ventre en gémissant et essaya de comprendre ce qui s’était passé. La douleur lui brouillait la vue.
Cette lumière provenait des phares d’une voiture. Une voiture ? Dans le souk ? Quelqu’un en uniforme noir… un chauffeur ?… se pencha sur lui, attentif, tourna la tête et dit quelques mots en arabe sur un débit précipité. De la voiture, une voix lui répondit.
Le chauffeur prit Denny par les aisselles et le mit debout. La douleur s’intensifia et le blessé cria en portant les deux mains à sa blessure.
— Avancez ! le pressa le chauffeur. Vite !
Chaque fois que Denny faisait un pas, il avait l’impression qu’une pince chauffée au rouge lui fouaillait le ventre. Il s’appuyait de tout son poids sur le chauffeur qui, bien qu’il fût beaucoup plus petit, le soutenait et, moitié le poussant, moitié le halant, l’entraînait vers l’auto. En dépit du vertige qui l’emportait, Denny vit que c’était une gigantesque limousine noire. Qui diable peut se servir d’un de ces antiques zeppelins ? se demanda-t-il à travers les affres de la souffrance.
Le chauffeur réussit à ouvrir la portière arrière sans le lâcher et il le poussa au fond du véhicule. Chaque mouvement était une torture mais le martyre de Denny s’atténua quelque peu quand il se courba pour entrer.
Il y avait quelqu’un à l’intérieur qui l’aida à s’allonger sur la banquette. Denny, vidé de ses forces, ne bougeait plus. Il sentit que le chauffeur lui repliait les jambes. La portière claqua. Il faisait noir. Trop noir pour distinguer quoi que ce soit. Une voix de femme lui parvint. Elle parlait en arabe. Il était question d’un médecin. Il y eut une légère secousse quand la voiture démarra. Denny perdit conscience.
Quand il rouvrit les yeux, il était toujours couché sur la banquette de la limousine et la femme, son visage invisible dans l’ombre, était agenouillée à côté de lui. On devait avoir baissé les vitres car le vent de la nuit agitait son épaisse chevelure et sa caresse fraîche effleurait la joue de Denny.
À moins que ce soit elle qui me caresse ?
— Je délire, ce n’est pas possible, balbutia-t-il.
— Chut ! Ne bougez pas. Un médecin va bientôt vous examiner.
Elle parlait bas, d’une voix presque rauque.
La limousine filait dans la nuit. De l’autre côté des fenêtres glissaient les façades de hauts bâtiments modernes. Rue Rachid ? En tout cas, le souk était loin.
— Je vais… mettre du sang… partout, dit-il faiblement.
— Cela n’a pas d’importance.
Quand ils traversèrent une place dégagée, la lune éclaira la femme. Jamais Denny n’avait vu visage aussi exquis. Des yeux noirs fendus en amande, des pommettes hautes, un menton à la fois énergique et délicat, un nez dont le dessin avait toute la noblesse de l’Arabie.
Un ange arabe sorti tout droit du paradis coranique.
Peut-être que je suis mort et qu’on m’a dirigé par erreur chez Mahomet, songea Denny.
Il n’avait aucune intention de demander le registre des réclamations.